Trente-huit

 

J’ai dû perdre connaissance quelques secondes, car, lorsque j’ouvre les yeux, Drina est toujours penchée sur moi, le visage et les mains maculés de sang – le mien – en train de chuchoter à mon oreille, de me cajoler pour me convaincre de renoncer, de lâcher prise une bonne fois pour toutes.

J’ai failli le faire une fois, mais cela ne marche plus. Cette saleté a tué ma famille, et elle va me le payer.

Je ferme les yeux pour retrouver cet instant si précieux – toute la famille en voiture, au milieu des éclats de rire, unie par un amour infini, et je le perçois encore plus clairement qu’avant, maintenant que la culpabilité ne vient plus gâcher le tableau, que je sais que je n’y suis pour rien.

Je sens soudain ma force revenir et envoie Drina valdinguer à travers la pièce. Elle va s’écraser contre le mur, et son bras forme un angle curieux avec son corps quand elle retombe à terre.

Elle lève sur moi des yeux élargis par le choc, mais, aussitôt après, elle se relève et époussette sa robe en riant. Et quand elle revient à l’attaque, je la repousse de toutes mes forces, et elle vole dans le salon, brisant les portes vitrées au passage avant d’atterrir dans une explosion de verre.

— Tu es en train de nous faire une vraie scène de crime ! dit-elle en ôtant les éclats de verre de ses bras, ses jambes, son visage, chaque coupure se refermant aussitôt. Très impressionnant. Je suis impatiente de lire ce qu’en diront les journaux demain matin.

Et la voilà intacte, détendue, décidée à renouveler l’assaut, prête à tout pour gagner.

— Tu es fichue, ma pauvre Ever. Franchement, ta petite démonstration de force est plutôt pathétique. Et puis quelle mauvaise hôtesse tu fais ! Pas étonnant que tu aies si peu d’amis : est-ce une manière de traiter ses invités ?

Je la repousse, déterminée à la jeter à travers mille fenêtres s’il le faut. Mais l’idée m’a à peine traversé l’esprit que je suis terrassée par une douleur atroce, fulgurante, insoutenable. Je regarde Drina approcher, me paralysant à distance pour m’empêcher de me défendre.

— Ah, ça, c’est le bon vieux coup de la tête serrée dans un étau à pointes, s’esclaffe-t-elle. Ça marche à tous les coups. Admets que j’ai essayé de te prévenir. Tu n’as pas voulu m’écouter. À toi de voir. Je peux augmenter la douleur, si tu veux...

Mon corps se convulse de souffrance et s’affaisse sur le sol, mon estomac n’est plus qu’un tourbillon de nausées.

— Ou alors tu peux lâcher pied, gentiment. Sans douleur. Choisis.

J’essaie de la suivre du regard, mais j’ai la vue complètement brouillée, et les bras et les jambes en caoutchouc, je ne peux pas lutter tant elle se déplace vite.

Mais impossible de la laisser gagner. Pas cette fois. Pas après ce qu’elle a fait à ma famille.

Je lance mon poing, et malgré ma gaucherie, ma maladresse et mon corps endolori, je suis étonnée de l’atteindre en pleine poitrine. Mon bras retombe, je recule en trébuchant, respirant à grand-peine, consciente que le coup n’était pas assez puissant et n’a servi à rien.

Je ferme les yeux et attends la fin. Inévitable. J’espère seulement que ce sera rapide. Mais la douleur disparaît, mon estomac se calme et, en rouvrant les yeux, je vois Drina tituber contre le mur en se tenant la poitrine.

— Damen ! Gémit-elle en regardant derrière moi. Ne la laisse pas faire ça, à moi, à nous...

Je me retourne et le découvre à côté de moi. Il me saisit la main, doigts entrelacés.

— C’est trop tard. Il est temps de partir, Poverina.

— Ne m’appelle pas comme ça ! braille-t-elle, ses yeux émeraude bordés de rouge. Tu sais que j’ai horreur de ça !

— Je sais, dit-il en serrant ma main tandis qu’elle vieillit et se ratatine sous nos yeux avant de disparaître, laissant comme seules preuves de son existence une robe en soie noire et une paire de chaussures de marque.

Je me tourne vers Damen, en quête d’explications.

— Mais comment... ?

Il me prend dans ses bras et me couvre le visage de baisers brûlants.

— C’est fini. Complètement, absolument, éternellement. Elle ne viendra plus nous gâcher la vie. Jamais.

— Est-ce que... je l’ai tuée ?

Je ne suis pas sûre d’aimer cette idée, malgré ce qu’elle a fait à ma famille, et le nombre de fois où elle a prétendu m’avoir assassinée, elle.

Damen hoche la tête.

— Mais... de quelle façon ? Enfin, je veux dire, si elle est immortelle, n’étais-je pas censée lui couper la tête ou je ne sais quoi ?

Il éclate de rire.

— Quel genre de livres lis-tu ? Non, ça ne marche pas comme cela. Pas de décapitation, de pieu en bois ni de balles en argent. En d’autres termes, la vengeance affaiblit et l’amour rend plus fort. Tu as réussi à atteindre Drina à l’endroit le plus vulnérable.

Je ne comprends rien. Je revois mon poing l’effleurer.

— Mais je l’ai à peine touchée.

— Tu visais le quatrième chakra, et tu as tapé en plein dans le mille.

— Pardon ?

— Le corps possède sept chakras. Le quatrième, appelé aussi chakra du cœur, est le centre de l’amour inconditionnel, de la compassion, du dépassement de soi. Tout ce qui manquait à Drina. Elle était affaiblie, sans défense. Ever, c’est son manque d’amour qui l’a perdue.

— Mais si elle était si vulnérable, pourquoi ne se protégeait-elle pas davantage ?

— Elle n’en avait pas conscience, tant elle était aveuglée par son ego. Drina ne s’est jamais rendu compte à quel point elle était devenue sombre, rancunière, haineuse, possessive, et...

— Mais puisque tu étais au courant, pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

— Ce n’était qu’une théorie. Je n’ai jamais tué un immortel, je n’avais pas la certitude que cela marcherait. Maintenant je le sais.

— Parce qu’il existe d’autres immortels ? Drina n’est pas la seule ?

Il ouvre la bouche, pour la refermer aussitôt. Je surprends dans ses yeux une lueur... de regret, de remords ? Qui s’évanouit très vite.

— Elle m’a dit des choses sur toi, sur ton passé...

— Ever, regarde-moi, dit-il en me prenant le menton dans le creux de sa main pour me forcer à relever la tête. Il y a très longtemps que je suis sur Terre, tu le sais...

— Un peu, oui ! Six cents ans !

— Environ, oui. J’ai vu pas mal de choses, j’en ai accompli autant, ma vie n’a pas toujours été un modèle de bonté ou de pureté. En réalité, c’est l’inverse.

J’essaie de m’écarter, mais il me serre contre lui.

— Fais-moi confiance, tu es prête à l’entendre. N’aie pas peur, je ne suis pas un criminel. Je ne suis pas foncièrement mauvais non plus. C’est juste que... Disons que j’appréciais la belle vie. Et pourtant, lorsque je te retrouvais, j’étais prêt à tout abandonner pour rester près de toi.

Cette fois je réussis à me dégager.

Oh non ! Ce n’est pas vrai ! Le coup classique du garçon qui perd la fille de ses rêves, sauf que, pour corser le tout, la scène se répète pendant des siècles, et à chaque fois il la perd avant de conclure ! Voilà pourquoi il continue de s’intéresser à moi, je lui échappe sans cesse ! Je suis l’incarnation vivante, en chair et en os, du fruit défendu ! Suis-je condamnée à rester vierge pour l’éternité ? À disparaître de loin en loin pour le garder en haleine ? Et maintenant que nous sommes coincés ensemble à jamais, une fois la chose faite, il se lassera de jouer à La Petite Maison dans la prairie et aura envie de retrouver la « belle vie, » comme il dit.

— Coincée avec moi pour l’éternité ? C’est ainsi que tu vois les choses ?

Je n’arrive pas à déterminer s’il est amusé ou vexé. J’ai les joues en feu. J’avais momentanément oublié qu’il était impératif de contrôler mes pensées en sa présence.

— Non, mais... J’avais peur que tu le vives de cette manière. C’est l’histoire d’amour classique – la bien-aimée qui disparaît, encore, et encore, et encore ! Pas étonnant que tu te sois obstiné ! Je n’ai rien à voir dans l’histoire ! Voilà six siècles que tu t’évertues à baisser mon jean !

— Cotillon, jupon, combinaison, les jeans ne sont devenus à la mode que bien plus tard ! S’esclaffe-t-il. (Mais, voyant que je ne partage pas son hilarité, il reprend son sérieux.) Ever, bien sûr que je tiens à toi. Et si tu veux le savoir, le meilleur moyen de se préparer pour l’éternité, c’est de vivre au jour le jour.

Il dépose un léger baiser sur ma joue, avant de faire mine de battre en retraite, mais je lui prends la main et l’attire à moi.

— Ne pars pas. Ne me quitte plus, je t’en prie. Plus jamais.

— Même pas pour aller te chercher un verre d’eau ?

— Même pas.

Mes doigts palpent son visage, ses traits d’une incroyable beauté.

— Damen, je...

Les mots s’étranglent dans ma gorge.

— Oui ?

— Tu m’as manqué.

— Je sais.

Il s’avance pour m’embrasser sur le front, mais se rétracte aussitôt, un sourire ravi aux lèvres.

— Qu’y a-t-il ?

Je passe la main sous ma frange, sidérée. Ma cicatrice a disparu.

— Tu vois, pardonner peut guérir, lâche-t-il.

Je dois ajouter quelque chose, mais je ne sais comment m’y prendre. Cependant, puisqu’il peut lire dans mes pensées, je ne devrais pas avoir besoin de prononcer les mots.

— C est encore meilleur à haute et intelligible voix, tu sais, glousse-t-il.

— Mais je te l’ai déjà dit, et c’est la raison pour laquelle tu es revenu, non ? Entre nous, tu aurais quand même pu te dépêcher. Un petit coup de main n’aurait pas été de refus, tu ne penses pas ?

— Je t’ai entendue. Et j’aurais pu arriver plus tôt, mais je voulais m’assurer que tu étais vraiment prête, que ce n’était pas le contrecoup du départ de Riley.

— Tu es au courant ?

— Oui, et tu as très bien agi.

— Tu veux dire que tu m’as presque laissée mourir, parce que tu voulais être sûr de ton fait ?

— Non, Ever. Je ne t’aurais pas laissée mourir. Pour rien au monde. Pas cette fois.

— Et Drina ?

— Je l’avais sous-estimée. Je ne pensais pas qu’elle irait si loin.

— Vous ne pouvez pas lire vos pensées ?

Il me caresse la joue du pouce.

— Il y a très longtemps que nous avons appris à déguiser nos pensées.

— Tu me montreras comment ?

— Je t’apprendrai toute ma science, je te le promets. Mais tu dois prendre conscience de ce que cela implique, Ever. Tu ne reverras jamais ta famille. Tu ne traverseras jamais le pont. Je veux que tu saches exactement à quoi tu t’exposes.

— Mais je pourrai toujours, enfin, abandonner, quoi... n’est-ce pas ? Tu sais, laisser tomber, comme tu as dit ?

— Hum, c’est plus difficile une fois que l’on est vraiment dedans.

J’évalue les sacrifices auxquels je vais devoir consentir, mais il doit quand même y avoir des solutions. Riley a promis de m’envoyer un signe, c’est déjà un bon début ! Dans l’intervalle, si l’éternité commence aujourd’hui, c’est ainsi que je vais la vivre. Au jour le jour. Avec la certitude que Damen sera éternellement à mes côtés. C’est bien vrai ?

Il attend, le regard soudé au mien.

— Je t’aime, dis-je dans un souffle. Ses lèvres cherchent les miennes.

— Moi aussi, je t’aime. Depuis toujours. Pour toujours.

Fin du tome 1